ORGANISATION DE LA NARRATION chez Iegor Gran: chronotope, anthroponymes

La personnalité de l’auteur, sa vision du monde s’expriment dans la structure, la construction du texte, son style, son rythme, mais aussi dans son chronotope. L’espace spatio-temporel d’un livre comporte toujours les éléments constitutifs des relations humaines dans la fiction, de son « atmosphère » et du sens, car il encadre la fable.

Chronotope
J’emploie ici le mot « chronotope » dans son sens littéral et limité de 'temps-espace' sans la dimension donnée par Bakhtine (répétition et fixation de certains modèles spatio-temporels dans certaines époques et genres littéraires, entrainant l'innovation de ces genres par la déformation de chronotopes traditionnels et la distinction des divers sous-genres romanesques) car même dans ce sens primaire il traduit la façon dont l’œuvre littéraire reflète la réalité et permet une compréhension meilleure de l’image du héros.

Temps
La critique littéraire distingue plusieurs « formes » de temps dans la narration : temps cosmique (l'écoulement inévitable du temps), historique (fait appel à la documentation : les calendriers, les archives et la généalogie, il est médiateur entre le temps cosmique et le temps vécu), public (profondément spatialisé, il est celui des choses qui « existent », entourent le héros, mais aussi des mœurs et habitudes, c’est le « Notre temps » par excellence : comment les gens passent le temps, etc…) et personnel (les différentes façons de rendre compte de l'expérience du temps).
Le temps soutient la fiabilité de la narration, la cohérence et la cohésion du monde fictif. Les procédés habituels narratifs pour « saisir » le temps sont la chronologie et la datation. Dans l’Acné Festival elles sont pratiquement absentes, le cadre temporel reste imprécis. Même les indices indirects sont brouillés, ainsi en parlant de l’argent, la devise n’est jamais nommée :
- Vous en demanderiez beaucoup ? osa-t-il enfin. […]
- Cent mille, dis-je et je vois aussitôt que j’ai tapé trop fort. (pp. 98-99)
Non, la seule chose qui me fait réellement tourner la tête c’est qu’elle est assurée pour dix millions devises nouvelles et qu’un timbre rond va bientôt l’immortaliser. (p. 154)

L’auteur lui-même ne facilite pas la tâche de fixer l’époque avec précision, car pour lui « le nom Chanel renvoie à Coco Chanel, donc aux années 1920-30 ; Guinness et sa bande évoquent les « meutes » de gamins des années 1950, où il y avait toujours un meneur entouré de copains, tous leurs projets et leurs bêtises étaient communs, ils étaient solidaires tout en se détestant aussi, en luttant pour être le chef. » Les mots un peu vieillis comme « blue-jean », « vesse » et autres renvoient aux années 1960-70 et le thème d’art contemporain – clairement à la fin du XXe siècle, aussi bien que certaines phrases comme « mon siècle se termine dans l’indifférence » où seule une perception « à la russe » permet de distinguer l’évocation de la vie humaine plutôt que la datation.
Le texte contient des indices secondaires, tels les jonquilles en fleur dans le parc (on peut en déduire que c’est le printemps), mais nous ne connaissons ni l’année des événements racontés par le narrateur, ni le mois. La vie précédant les événements du livre reste obscure : le texte ne nous fournit pas beaucoup de détails concernant la jeunesse de Guinness, ses amours et ses soucis, les moments importants pour lui, nous savons seulement que sa femme l’a abandonné dans le temps. Le héros évoque une certaine stagnation de sa vie précédente : boulot/ dodo plus quelques sorties avec les amis. La narration n’est pas vraiment segmentée chronologiquement, même s’il y a quelques indices : samedi – la journée des courses au supermarché, lundi – le travail reprend… Parfois le héros revient en arrière dans ses souvenirs « c’est comme l’autre jour au musée » ou parle juste de perception quotidienne « je reste le week-end à me prélasser dans le lit », « le jour du bowling… » etc.
Le temps employé : ni linéaire du roman, ni cyclique des contes même si l’action de la fin du livre rejoint partiellement le début.
En général, la critique littéraire distingue deux niveaux de temporalité dans des livres : extérieur c'est-à-dire le passage du temps tel qu'il se manifeste dans le monde autour du narrateur, écoulement censé être « objectif » et intérieur, c'est-à-dire le temps tel qu'il est perçu par le narrateur dans ses pensées. Ici tout passe par le filtre de la conscience du narrateur, même l’évocation grotesque du temps cosmique :
Deux jours sont passés, quelques milliers d’humains bleubites sont nés, d’autres ont pris le chemin des épitaphes, les astres ont frémi sur leurs trajectoires, et Chanel a sans doute évolué elle aussi… (p. 77)

Cette perception d’une profonde subjectivité, à l'instantané de la vie psychique du héros, déforme la vision du monde autour de lui. Le point de vue mental du narrateur axé sur son espace visuel crée la ressemblance et l'interdépendance du temps et de l'espace dans ce texte, ce que l’auteur souligne par les expressions comme « La semaine prochaine est encore à des kilomètres » (p. 60). Le monde intérieur s’étale, se spatialise tandis que l’extérieur, la conscience du monde autour, se subjectivise par l'appropriation.
D’un côté cette conception permet à l'auteur de jouer avec la temporalité : il manipule notre perception, notre conscience du temps ; de l’autre côté, cette vision du monde est typique d’un enfant qui peut se construire une maison sous la table et un bateau avec deux chaises pour partir à la conquête du monde entier (souvenons-nous de la scène où Guinness se « construit » Chanel dans le bout de la courette). Ce retour à l’enfance avec la suspension du temps qui équivaut à une croyance qu’un autre mode de vie est possible est tout contraire à la vision d’un adulte, fondée sur un ordre établi qui inclut des images stéréotypées et un système précis de valeurs. Nous en reparlerons.

Espace
Le monde matériel est aussi dépourvu d’indices et aussi exigu que la perception de la temporalité : il ne contient pas de descriptions urbaines, ni de paysage en général – la nature est absente. Le héros est enfermé dans d’étroites limites entre sa chambre, sa galerie et un petit morceau du quartier avoisinant : cet îlot, ce micro-monde est tellement petit que cela semble très symbolique quand le héros dit qu’il collectionne les points bonus pour avoir une loupe. Ce « huit-clos » est symptomatique de l’écriture grotesque : les proportions habituelles du monde sont détruites.
L’action se passe dans une ville assez grande (« trois œuvres pour une grande ville comme la nôtre ce n’est peut-être pas le bout du monde compte tenu de la densité de la population » p. 56) qui n’est pas nommée. Il n’y a pratiquement pas de lumière ni de couleurs : lavasse ou blafard pour le visage et le ciel ; rouge (couleur du sang ?) pour les boutons, le rouge à lèvres de Chanel, la marque dans le carnet de réservations, la lettre du refus et les cellules cramoisies ; couleur de merde pour la glaise à partir de laquelle Adam avait été créé. Les vêtements de Chanel – blanc et rose – couleurs qui symbolisent d’habitude l’innocence et l’espoir, font tache et participent au grotesque du récit.
Il pleut tout le temps : « dehors il pleuvait on aurait dit que le bon Dieu avait des regrets » p. 78 ; « vers le ciel d’où tombait le pipi de chat si typique de notre région », « il s’en va dans la pluie » p. 100 ; « dehors il pleuvait la mer du Nord » p. 107, etc... Le ressenti est plutôt sombre.
Un autre trait caractéristique, le monde du héros est toujours encombré comme sa tête est encombrée de toutes les pensées qui le perturbent : bric-à-brac dans sa chambre, sa galerie qui est trop petite pour les « œuvres », dehors les gens se bousculent pendant la fête.
Le foutoir me paraît encore pire que d’habitude, de mon absence il a profité pour prendre ses aises, les albums de timbres dépassent de sous le lit, les baskets traînent sur les disques, le tout saupoudré de mégots et de boîtes de cachous… (p. 46)
Même la fenêtre que la littérature présente d’habitude comme un symbole d’ouverture donne sur une cour glauque :
Il ya juste un tapis de mégots et de canettes que le vent fait tiquer, un black vient vider ses poubelles, un chien pisse contre un pneu, la petitesse de mon univers est navrante. (p. 92)
A la fin de l’histoire Guinness se retrouve encore plus enfermé car il est interné dans un hôpital psychiatrique où son monde se réduit à l’espace de sa chaise roulante.

L’auteur se refuse à nous fournir un cadre spatio-temporel clair et précis dans lequel s'harmoniseraient les diverses conceptions du temps. L’action en « spirale » produit l’impression d’un sablier retourné : la vie avance à grands pas vers la retraite, le temps s’écoule, rapide, mais simultanément il est comme figé, enfermé dans sa cage de verre, semblable à l’éprouvette pour l’acné. Un sablier ou des sables mouvants où le héros s’enlise vers la folie? Un mélange de chronologie (la succession des événements) et de réflexion qui réorganise, réinterprète le temps et l’espace, l'état mental fragile du héros créent le double mouvement de décomposition/ recomposition du réel : la démarche que suit l’imagination de l’écrivain dans son exploration de l’univers.
Le temps est fuyant, les objets n’ont pas le temps de se fixer. Le passé et le futur ne figurent pas dans cette conception du temps, ce qui valorise le moment présent. Tout cela nous permet de remarquer trois particularités du chronotope de l’Acné Festival :
- le cadre temporel de plus en plus étroit, limité, aboutit au chronotope du Seuil dans le système de Bakhtine, ce moment de crise personnelle qui a lieu littéralement sur un seuil – symbolique de la non-appartenance de l'individu qui se trouve entre deux lieux (souvenons-nous de la scène qui se passe sur le seuil de la galerie quand le sort de l’acné et de Guinness sont scellés en même temps).
- cette vision du temps juste dans son instantanéité et de l’espace qui se limite à l’entourage le plus proche correspond parfaitement à la vision du monde par l’enfant : l’auteur cherche à créer le décor pour ce « retour à l’enfance » de son héros, auquel nous reviendrons en parlant du jeunisme.
- à travers le raisonnement du héros, le texte aboutit à l'atemporalité et l'universalisme: ses perceptions, ses idées n’ont pas besoin du temps pour se fixer (à la fin du livre ainsi que dans son rêve du monde idéal de l’au-delà (p. 125), le héros se tourne vers l’éternité, vers la suspension du temps), les personnages deviennent aussi universels, il n’y a rien qui les insère dans une époque. La nature « fluide » de la conscience humaine inscrit ce livre dans la notion bergsonienne de la « durée » plutôt que dans un temps fixe, utilisé par la science ou dans la vie sociale. La notion de l’art, plus durable que l'homme et qui enregistre le passage des siècles et des gens, crée une toile d’araignée qui attache le monde du livre à l’Histoire de l’humanité, l'espace et le temps de la vie réelle, mélangeant l’art spatial – arts plastiques, et l’art temporel – la littérature (G.E. Lessing).
En parlant des chronotopes Bakhtine décrit non seulement l’espace-temps mais aussi les personnages qui les habitent.

Personnages
Les noms ou prénoms des protagonistes, choisis par l’auteur, ont de grandes possibilités expressives. Ils forment l’image du personnage, aident au développement des thèmes et des motifs principaux, transmettent non seulement la fable, mais donnent l’information sur le fond, parlent entre les lignes, aident à comprendre la vision de l’auteur qui est absente du texte, sa position esthétique, l’esprit du texte, son sens caché, son message. Les anthroponymes sont souvent très parlants. Ils peuvent nous montrer le statut social des héros (dans la littérature russe : Ionitch de Tchekhov ; Petchiorine et Maxime Maximytch chez Lermontov), leur nationalité (Hoffmann dans La Perspective Nevski de Gogol), ou les sentiments, l’attitude de l’auteur vis-à-vis de son héros (Akaki Akakievitch Bachmatchkine dans Le Manteau de Gogol) – bref, éveillent dans le lecteur des associations complexes permettant de mieux se représenter la conception du monde de l’auteur.
A la première approche les personnages de l’Acné Festival s’appellent de façon bizarre mais très expressive ; nous ne comprenons même pas s’il s’agit des noms ou des prénoms, ils sont fantasques, étranges et étrangers du point de vue de la langue. L’auteur explique : « ils se donnent des surnoms idiots comme des gamins, cela renvoie au début du XX siècle ou aux années 1950, quand dans la bande de copains qui joue aux indiens vous pouviez avoir l’Araignée ou le Marabout ; les gamins les inventent pour rabaisser l’autre, souvent c’est joli et méchant. Les protagonistes sont en train de revenir en arrière – enfance absolue ou adolescence, 13 ans». Ensuite dans le texte, le narrateur nous renseigne :
Si vous croyez que vos noms à vous sont dans le calendrier catholique, vous vous gourez le mirador, on vous a tirés au hasard du grand livre des records, tout comme moi votre père, et les milliards qui polluent la planète. (p. 44)


Au fil du récit nous commençons à comprendre leurs vraies significations.

Anthroponymes
Guinness : « Boire Guinness vous rend plus fort : vous pourriez battre des records ! » – affichait dans le temps le slogan de la compagnie en question. Une bière brune très forte et super virile pour de vrais mecs ! Iegor Gran ajoute : « ça sonne bien, il y a un côté branché et aussi ‘’je suis le maître de mon destin’’, ce personnage veut prendre son avenir en main et il a raison ». Sans compter le record qui lui est propre : à son acné vendue à prix fort comme une œuvre d’art contemporain.
Ni chevalier sans-peur-ni-reproche brave et sincère, ni salaud complètement dénué de sensibilité, Guinness est plutôt Monsieur « Tout le monde » : timide, plutôt médiocre, égoïste mais pas mauvais bougre, lucide, cynique aussi et pessimiste, avec une certaine dose de narcissisme complaisant, vrai ignorant dans tout ce qui touche sa profession – l’art (sans être un niais dans d’autres domaines) – bref un « homme moyen » classique, « little man »/«маленький человек» dans toutes ses splendeurs et misères.
Tout au long du récit on voit des facettes diverses du personnage dans la mécanique de son quotidien (boulot-dodo / supermarché / bar), accompagné de son raisonnement : victime perpétuelle des circonstances il cède toujours aux pressions pour éviter les conflits. Mais ce qui intéresse l’auteur, c’est l’étroitesse de son monde tant quotidien que spirituel qui fournit à Iegor Gran la plateforme du jeu : « dans la littérature classique française le héros est fort, mon personnage peut être un minable, un looser ». Il est question ici de l’antihéros dont les points de vue, les problèmes, les angoisses sont ceux de notre temps. A la fin Guinness se transforme en galeriste tout court d’abord (persona de Jung – un masque social qui finit par usurper l'identité du personnage) puis, tandis que acné se hisse de plus en plus, s’opère la déchéance totale du héros, en le réduisant à un simple piédestal pour son « œuvre » – acné, et le conduisant dans la maison des fous. Nous en reparlerons.
Milk-shake : le plus « distingué » parmi les copains : médecin, connaisseur et amateur d’art. D’après l’auteur le nom vient d'une « consonance avec d’autres personnes, en opposition à Guinness qui est viril et alcoolique, c’est quelque chose de vaguement sucré ». Une vraie caricature des élites « bobos ». Il se révolte et proteste d’abord de façon très énergique contre la proclamation de l’acné comme œuvre d’art, criant à l’imposture mais une fois qu’elle est acceptée officiellement en tant que telle, il est de bon ton de se montrer enthousiaste et admiratif envers une œuvre iconoclaste – il écrit un livre d’art sur l’acné à la fin de l’histoire.
Zippo : avocat, personnage grossier et vulgaire, « s’enflamme » comme un bon briquet – immédiatement – pour les femmes. Il est toujours la « seconde voix », le pendant « animal », l’alter ego « primaire » de Milk-shake.
Rex : le fils de Guinness. Il n’est pas difficile de comprendre que c’est un sobriquet de chien. Toujours énervé, ce fils indigne « aboie » sans relâche sur son père. Iouri Lotman souligne dans Sémiotique de la culture russe le lien des jurons avec la mythologie canine : « ainsi dans la sémantique du verbe lajat’ [aboyer] et de ses synonymes, on trouve exprimée en substance la même idée : le juron […] n’est autre, qu’aboiement de chien […]. De même le verbe sobacit’(sja) a le sens de « jurer avec des mots indécents » […] ; voir aussi sobaclivyj comme épithète se rapportant à celui qui jure, Obrugaj comme nom pour un chien […], etc. […] les jurons apparaissent donc si l’on veut comme la traduction de l’aboiement du chien […] en langage humain» . Rien à ajouter…
Alka : la fille, la gent féminine de la famille. Vient d’alka-seltzer – comprimés effervescents « anti-gueule de bois », c’est-à-dire anti-Guinness. Pas du tout sympathique (comme tous les médicaments), elle contrôle rigoureusement que son père n’ait pas oublié de prendre sa dose quotidienne d’aspirine effervescente pour être « en forme » au travail. Si l’on prend en compte que Guinness a renoncé au métier familial de pharmacien et a choisi de devenir galeriste, malgré le fait que ce travail est beaucoup moins gratifiant, on comprend les relations tendues entre le père et la fille.
Il n’y a pas de descriptions physiques des « bâtards suprêmes », nous savons seulement qu’ils sont en train de faire leurs études.
Industriel : ou « Monsieur le Maire » : un personnage défini par sa fonction, son statut social et qui (en rapport avec son « emploi ») parle en slogans presque publicitaires : « temps pluvieux – dimanche de vote studieux » ou « Pluie à midi – électeur transi »…
Sa femme : on ne sait d’elle qu’elle existe et qu’elle a « des goûts estropiés comme en ont souvent les bonnes femmes» (p.16) : synonyme du fait qu’elle n’est pas enthousiaste des œuvres de la galerie de Guinness.
Chanel : un autre personnage féminin qui a beaucoup plus d’importance. Marilyn Monroe qui n’a pas « percé », une Marilyn un peu vieillie, grossie, habillée en rose (à la Hello Kitty ?) mais toujours sexy, désirable, attirante. Selon Iegor Gran « Chanel ressemble aussi à un surnom, avec la perspective de belle vie, féminité, odeur très forte, connoté bourgeoisie – femme fatale un peu vieillie ». C’est une personnification de l’idéal féminin. D’un franc parler, d’érotisme torride et débordant, d’une joie de vivre avide, mais un peu naïve et d’une pauvreté spirituelle navrante.
Guinness éprouve envers elle un délirant mélange de mépris et de désir. Les femmes restent un mystère pour lui, il hésite dans sa perception entre le succube et l’éternel féminin. Ce qu’il éprouve, ce n’est pas vraiment de l’amour mais un désir pur et authentique. Il reste enfermé dans son propre monde et n’est pas prêt à s’ouvrir à la connaissance d’un autre. Au lieu de donner un refuge rêvé à Guinness, sa relation avec Chanel ne fait qu’augmenter l'instabilité du monde autour de lui : l'histoire amoureuse ne se termine pas en « happy end » : il est trahi et perd tout – les amis, la famille, la femme, même l’acné.
La relation avec le sexe féminin semble très ambivalente : à la fois remède et poison. Mais sous le machisme goguenard de son héros perce une admiration sans bornes de l’auteur devant la Femme.

Les Frères Karamazov du postmoderne ?
Comme trois boutons qui forment une acné, appelée « Trinité » par le héros, les trois personnages masculins peuvent être considérés comme des hypostases d’un seul homme : Guinness l’âme, Zippo le corps et Milk-shake l’esprit, l’intelligence, la « tête ». La triple identité d'un seul homme ou les frères-ennemis, amoureux d’une seule femme ? Regardons-les de plus près.
Les protagonistes n’ont pas de visages identifiables, on les distingue plutôt par leurs manières caractéristiques de s’exprimer :
- Moi c’est Zippo […] Mon sexe fait trente centimètres reflex.
- Tchao, je m’appelle Milk-shake […] Ne trouvez-vous pas que l’influence du positivisme peut paraître surprenante en cette saison ?
- Moi – Guinness, je lui ai fait. (p. 24)
Ils ont le même âge, le même niveau d’éducation. L’auteur ne décrit pas ses personnages en détail, il donne juste quelques traits qui n’entrent pas en contradiction :
Zippo nous regarde avec ses yeux ronds, il les a irisés de ridules tout autour, et pleins de vaisseaux sanguins à l’intérieur. Il fait bien ses soixante, pas besoin d’expert, ni de test au carbone 14. (p. 32)
Milk-shake vient seulement d’entrer, ses tempes grisonnantes paraissent terriblement vieilles, comme deux tombes desséchées. (p.108)
[Guinness :] un mètre soixante-cinq pour soixante ans, presque chauve avec des résidus de poils blancs, corpulence moyenne et en mauvais état, dentition branlante. Peau soyeuse si l’on excepte une acné récente. (p. 141)

Séparément ils sont universels, mais peu consistants tels des marionnettes : leur monde intérieur est absent, on les voit à travers le prisme de la perception de Guinness ; ensemble ils forment une figure cohérente, serrée, unique, réelle.
Dans les œuvres grotesques la dimension psychologique des personnages n’est pas importante, mais ce procédé-là permet de donner la multidimensionnalité à l’image du personnage masculin. Vu que le héros principal est Guinness, nous pouvons parler de la prépondérance de l’âme dans la construction de son personnage par l’auteur de l’Acné Festival.
L’œuvre implose à partir du moment où Chanel est vue comme anima, donc aussi une partie intégrante de Guinness.
Anima chez C. G. Jung est un archétype caractérisant la part féminine de l'âme du sujet, par opposition à animus . Pour Jung tout homme a dans sa psyché une image de la femme, qui pour lui représente sa propre relation avec l'inconscient, les sentiments et les affects , ce qui correspond parfaitement à l’évocation d’ « éternel féminin » dans le livre, surtout si on pense qu’Eve fut créée à partir d’une côte d’Adam :
Etait-ce à cause de Chanel ? Je ne crois pas, en vérité j’avais à l’esprit la Nymphe éternelle. Avant même la création d’Eve, Adam devait avoir des visions identiques, un souffle féminin supérieur qui le mettait sous tension. (p. 73)

Si les personnages sont figés, ne changent pas, ne se développent pas au long du récit, il y a une vraie dynamique dans la tête de Guinness et dans le style du texte. Le vrai espace « petit jusqu’à en être fantastique » (B. Eichenbaum sur le monde du grotesque), où se déroule l’intrigue, n’est-il-pas le monde des pensées, des sentiments et des désirs du héros ?
Ou le héros (et avec lui l’auteur) se forge-t-il ainsi une série d’alter egos, d’«autres», pour pouvoir les opposer aux lois draconiennes de la vie : il satisfait le besoin de se dédoubler à son gré et l’appétit de devenir « autre » (« Je est un Autre » de Rimbaud) ?
Laissons trancher l’auteur qui explique le besoin de protagonistes multiples par le fait qu’ « il faut les faire parler, pour inventer ce qu’ils vont dire. C’est l’histoire à un seul personnage qui est l’alfa et l’oméga du livre, il est dans son raisonnement propre et tout va être un prétexte pour qu’il puisse suivre son chemin, tout ce qui va entrer en résonance avec lui. »

Автор:Дульез Наталья Викторовна
Дата:27.09.2014
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