Analyse contrastive: Iegor Gran et Antoine Volodine

Pour mieux comprendre l’essence même de Iegor Gran nous pouvons essayer de tracer un parallèle avec un autre écrivain français contemporain se revendiquant de racines russes – Antoine Volodine. Ainsi cette comparaison nous permettra de distinguer ce qui caractérise Gran personnellement.
Comme Gran, Volodine est un pseudonyme : ici c’est l'hommage à Lénine et Maïakovski et la mise en évidence d’un lien entre la politique et l’art, ses thèmes de prédilection. Après des études de russe, il l’enseigne pendant quinze ans, puis il se consacre à l’écriture et à la traduction. Il invente comme courant de ses livres le « post-exotisme », qui se définit comme «la littérature étrangère en français». Volodine est polyphonique : il a scindé sa personnalité en plusieurs auteurs se considérant comme leur porte-parole.
Volodine prend comme toile de fond les drames du XXe siècle : les guerres, les génocides, la Révolution russe et le Goulag, tandis que Gran reste la plupart du temps dans le quotidien franco-français. Dans ce sens là Gran est l’héritier de la culture française du point de vue d'une certaine rationalité du monde de ses héros, il utilise l’exagération et le gonflement de la réalité en une image grotesque contre le poids que présentent la Société et l’Ordre, alors que Volodine suit la tradition du fantastique et de l’imaginaire plus vivante en Russie et plus profondément ancrée au cœur de la tradition culturelle nationale. Dans ce sens là il est « né » peut-être pas du Manteau mais de l’héritage de Gogol (dont il était le traducteur entre autres) et du folklore russe (dont il tire ses adaptations en prose des bylines sous l’hétéronyme d’Elli Kronauer). Il utilise abondamment l’effet comique du fantastique : laisser aux protagonistes leur comportement ordinaire face aux événements ou à des créatures extraordinaires.
L’écriture de Volodine est beaucoup plus proche de l’absurde (ton délirant, narration schizophrénique, espaces emboîtés, brouillage des temps et effacement d’identité des personnages) dans ce sens là il est beaucoup plus « occidental » que Gran, même si les éléments du grotesque sont bien présents. Ainsi, dans Bardo or not Bardo le moine qui doit accompagner le mourant est pris de diarrhée et le Livre des morts est remplacé par un livre de cuisine et un recueil de cadavres exquis, que l’ex-révolutionnaire mourant interprète en plus à sa façon : « ‘’En retenant ses larmes l'ours rond du milieu a ébloui les poissons rouges’’, le mourant entend : ‘’En reprenant les armes, nous serons des milliers à rétablir les passions rouges.’’ » Sa stylistique est plus baroque, plus artificielle que celle de Gran, beaucoup plus cinématographique et même sensorielle, remplie d’odeurs et de sons. Les critiques évaluent sa palette comme très large, passant du cirque à l’opéra, le narrateur externe permettant la mise en scène. Gran étudie plus l’intimité du héros, c’est une « caméra cachée », on regarde presque par le trou de la serrure et non pas en salle de théâtre ou de concert.
Comme nous l’avons vu la palette de couleurs de Gran est assez réduite. Chez Volodine beaucoup de scènes se passent dans l'obscurité, le « noir absolu » ou « un noir crépusculaire très épais » dans Bardo or not Bardo, par exemple.
L’antihéros de Gran est typiquement « Маленький человек » (Monsieur Tout-le-monde) issu de la littérature russe du XIXe siècle. L’antihéros de Volodine est un sous-homme, selon ses propres paroles, ce statut lui permettant d'être un peu goguenard par rapport à ceux qui l’écrasent. C'est un humour du no future. Volodine rapproche lui-même son comique de l'humour juif : quoi qu'on fasse, on va finir mal, rien n'est possible. Ecrasés, les personnages inventent qu'ils ne le sont pas, tout en sachant qu'ils seront écrasés quand même. « J'appelle ça l'humour du désastre. […] J'ai une vision extrêmement pessimiste, tout en conservant ce sentiment qu'il est absolument nécessaire de se battre »
Gran n’utilisait pas la technique de mise en abîme jusqu’à son dernier livre L’Ambition : pour étudier le rapport à la création, les questions sur l’art, il choisit le plus souvent la peinture. Pour Volodine la métafiction est monnaie courante : son écrivain fou, acteur, créateur Bogdan Schlumm apparaît dans plusieurs livres, sans compter d’autres écrivains.
Les textes de Volodine sont marqués aussi par une sexualité apparente qui semble être un peu factice, feinte, plaqué sur la noirceur cocasse du récit, tandis que la sensualité obscène et joyeuse de Gran se déploie sans se forcer ni être une contrainte pour l’action.
Les deux refusent d’accepter les règles du jeu social telles quelles, mais leur approche satirique est très différente : si Gran prend ses distances avec tout, Volodine explique que «la pensée orientale […] est bien dans ma manière d’être, qui permet de se moquer de ce à quoi on croit sans le remettre en cause. » Les deux ont des rapports étroits avec l’histoire, la culture, la littérature russe, mais si la culture russe constitue une matrice du post-exotisme pour Volodine, elle est la racine même pour Gran.
Chacun a résolu à sa façon le conflit qui oppose son désir de création en liberté aux censures idéologiques, sociales, culturelles et psychologiques et chacun a trouvé la solution esthétique qui convenait à sa nature et à son tempérament d’homme et d’artiste créateur, rejetant les principes contraignants d’un système de pensée étroitement rationaliste.
Volodine est russe par ses attributs, mais par son essence il sort directement de la culture Occidentale, pour Gran c’est exactement inverse : plaçant l’action dans le contexte Occidental, il reste très profondément russe dans sa perception, sa vision du monde, son style d’écriture. Issu d’une culture différente, il est encore plus aisé pour lui de porter un regard « de l’extérieur » sur la société. Pour Volodine (selon ses propres dires) la littérature est un lieu de combat, il est plus satirique et c’est pour cela que son rire n’est pas gai, mais plutôt morne ou sombre ; pour Gran – c’est un pur jeu de postmoderne. Acné Festival appartient aux œuvres qui invitent à jouer avec elles comme elles-mêmes jouent avec les codes perceptifs : prenons, par exemple, la fin du livre – l’acné devient une grandissime œuvre d’art ? si ce n’est purement et simplement dans l’imagination du héros, qui se trouve dans l’asile psychiatrique quand le livre se termine, et l’auteur n’est pas présent pour nous renseigner sur ce sujet. Dans la littérature russe nous pouvons en trouver d’autres exemples : А знаете ли, что у алжирского дея под самым носом шишка?

Автор:Дульез Наталья Викторовна
Дата:27.09.2014
Визитная карточка:Переводчик во Франции, Париж